Jusqu'au dernier souffle - neuvième partie

Publié le par bureaudesaberrations

18oct.jpgphotographie tirée du site http://www.xsa.ad/pmomo/

 

Allé, c'est parti pour la neuvième partie de cette soi disant nouvelle qui commence à prendre des allures de roman. Bonne lecture.

 

 

– Ça s’annonce mal.

Rorrh passa sa longue-vue à Elliane. La jeune femme jeta un œil inquiet à travers l’instrument, pour y voir défiler une vingtaine de guerrier au regard vide, le visage totalement inexpressif. Ils marchaient calmement, mais d’un pas rapide, sans échanger un mot, ni un regard. Vêtus d’armures et d’armes hétéroclites, ils arrachaient aux rayons du soleil des scintillements aveuglants.

La jeune femme rendit la longue-vue au guerrier.

– Comment nous ont-ils rattrapés ? Demanda-t-elle, une angoisse sourde lui serrant la gorge.

Rorrh haussa les épaules, l’air pensif.

– Tu m’as dit qu’ils ne mangeaient pas. Je suppose qu’ils n’ont pas non plus besoin de boire, ou de dormir, que sais-je encore, peut-être qu’ils n’ont pas même besoin de pisser ou de chier.

– Ils buvaient à la taverne, après leur victoire, parvint à articuler Elliane, le regard soudain voilé de douleur.

– Ils fêtaient leur victoire. Ou peut-être ne s’abreuvent-ils que d’alcool. Toujours est-il qu’ils nous ont rattrapés.

Ils étaient sortis du bois dans la matinée, et avaient choisis de s’éloigner de la rivière, les rives devenant trop boueuses, le sol trop meuble, pour marcher sans laisser de traces que même un aveugle aurait pu déchiffrer. Ils avaient errés dans un paysage de plus en plus rocailleux, les immenses plaines laissant peu à peu place à des collines escarpées. Le soleil avait atteint son zénith lorsque Rorrh avait choisi de leur faire gravir l’une d’entre elles, afin de pouvoir surveiller les alentours le temps qu’ils mangent et se reposent quelques instants. Ils se pensaient en sécurité, leurs poursuivants loin derrière eux. Le temps et leurs discussions amicales avaient doucement effacés l’angoisse de la menace.

Mais arrivés au sommet de la colline, les deux compagnons avaient vite déchanté. Ils observaient à présent d’un air inquiet leurs ennemis marcher droit vers eux. Ils étaient encore loin, et le terrain était accidenté ; mais ils les auraient rejoints d’ici le coucher du soleil.

– Il faut fuir, décida soudain Elliane. On a un cheval, pas eux. On peut encore les distancer.

– Et pour aller où ? Grogna le guerrier. Le pays entier est plein de ces raclures. On pourra fuir pendant quoi, un jour, deux, une semaine ? Ils finiront par nous retrouver, peut-être avec des renforts. À moins de rencontrer de miraculeux alliés sur notre chemin, nous ne pouvons pas espérer leur échapper indéfiniment.

– On peut leur échapper jusqu’à l’Armante !

La jeune femme avait criée. L’angoisse, la peur, lui soulevait l’estomac. Elle se sentait inexorablement entrainée vers un tourbillon d’épouvante.

– Je me demande bien par quel miracle, ricana le guerrier, nous pourrions traverser la moitié du pays sans que ces diables-là ne nous rattrapent.

Il désigna les diables en question d’un ample mouvement du bras.

– Chaque centimètre que l’on gagnera sur eux, ils le rattraperont chaque nuit. Nous allons épuiser notre monture, nos vivres, et nous avec, en fuyant constamment une menace qui ne disparaitra jamais avant de nous avoir réduit à l’état de cadavres froids. Non, il faut les affronter.

Elle lui jeta un regard horrifié.

– Les affronter ? Par les dieux, Rorrh, tu es malade. Légende du Nord ou pas, je ne vois pas comment un seul homme pourrait vaincre un bataillon entier.

Il éclata de rire. Cette petite noble commençait à prendre du poil de la bête, pour peu que sa survie soit en jeu.

– J’ai survécu à l’horreur depuis mes douze ans, petite. Ce ne sera pas la première fois que je me trouve en situation désespérée.

– Arrête de te donner de grands airs. Si tu avais été sûr de vaincre autant d’ennemis à la fois, nous n’aurions pas fuis tout ce temps.

Il hocha la tête, l’air grave.

– C’est vrai. La situation n’est pas en notre faveur. Mais ça pourrait être pire. Le terrain est à notre avantage : nous sommes en hauteur, le chemin est escarpé, ils seront déséquilibrés lorsqu’ils attaqueront. Nous ne sommes que deux, ils ne prendront certainement pas la peine d’établir une tactique précise : ils vont se contenter de se jeter sur nous. On peut endiguer leur attaque en les affrontant un par un. Là, tu vois ces énormes rochers ? On va se placer là, juste entre les deux, légèrement en retrait. Ils ne pourront pas nous encercler ainsi. On laisse le cheval ici, au cas où l’on devrait se replier : on pourra toujours fuir après en avoir abattu quelques-uns.

Elle secoua la tête.

– Tu es totalement fou.

Il éclata de rire.

– Tu n’as de toute façon pas le choix, petite. On est ensemble dans cette merde.

– Je pourrais profiter que tu te battes pour te voler ton cheval et fuir.

– Nous savons tous deux que tu as trop d’honneur pour cela, petite. Ça te perdra, mais ça m’arrange.

Elle eut un sourire crispé, mais ne releva pas. Rorrh s’était déjà mis en route vers la zone qu’il avait désignée, entre les deux rochers, légèrement en contrebas de leur position. Elliane le suivit, et le regarda s’installer paisiblement dans l’herbe. Il dégaina son arme et en vérifia le tranchant. Satisfait, il soupesa son bouclier, vérifia que sa dague coulissait bien dans son fourreau, que son armure était correctement attachée. Elliane jeta un œil à leurs poursuivants. Ils avançaient.

– Elliane, j’ai un arc et quelques flèches, que j’ai laissés avec le cheval. Vas les chercher.

Il regarda le ciel. Les nuages se dissipaient.

– On va avoir droit à un beau coucher de soleil, sourit-il. Une belle boule de feu bien rouge droit dans les yeux de nos adversaires. Une chance qu’ils viennent de l’est.

Alors qu’elle remontait la colline pour chercher les armes, Elliane comprit que le guerrier avait raison : ils avaient l’avantage du terrain. Les hommes du Seigneur Noir ne seraient en position de tir qu’en fin de journée, lorsque le soleil se coucherait. Puisqu’ils venaient de l’est, ils seraient aveuglés. Leurs éventuels archers, inutiles. Rorrh et Elliane pourraient alors les asperger de traits mortels. Mais combien de temps pourraient-ils tenir ainsi ? Les soldats finiraient par les atteindre avant qu’ils n’aient pu tous les abattre. Ils n’avaient qu’un arc. Un arc et…

– Six flèches ?!

Elle avait poussé un cri. Elle entendit Rorrh rire bruyamment, plus bas. Six flèches. Six misérables flèches. Même si chacune faisait mouche, même s’il suffisait d’une seule pour tuer, il resterait toujours une quinzaine de guerriers pour les atteindre, et les massacrer dans un corps à corps sanglant.

Rorrh, aussi fort soit-il, ne pourrait pas tenir bien longtemps face à quinze de ces monstres. Elliane les avait vus à l’œuvre. Ils étaient terribles. Bien plus terrifiants que de simples soldats humains. Leur visage impassible, même au cœur du combat, était celui-là même de la mort. Lorsqu’ils tiraient leurs lames, il n’y avait plus guère d’espoir. C’était comme si les dieux eux-mêmes leur désignaient où frapper pour tuer. Les feintes, bottes, parades, tout l’art militaire de la Légion elle-même paraissait dérisoire face à une telle précision. Les hommes du Seigneur Noir se battaient sans beauté, frappaient de coups secs, grossiers, qu’un épéiste qualifierait assurément de ridicules, et pourtant leurs lames rencontraient inéluctablement la chaire, le sang et les os.

Elliane envisagea un instant la possibilité de fuir avec la monture de Rorrh, abandonnant là le guerrier à une mort certaine. Mais qu’y gagnerait-elle ? Seule en ce pays devenu hostile, combien de jours survivrait-elle ? Au moins avait-elle une mince chance de survie en restant ici, finit-elle par se convaincre.

Elle rejoignit le guerrier, armée de l’arc et des six flèches.

– Tu sais te servir de ça, petite ?

Elle hocha la tête.

– Je vise juste. Les soldats de Terriac n’ont jamais su m’égaler à ce jeu-là.

– J’ai bien peur que ce ne soit pas un jeu, cette fois-ci, remarqua le guerrier.

Elle ne dit rien. La boule d’angoisse qui se nichait dans son ventre remontait le long de sa gorge, menaçant de l’étouffer. Elle se sentait à deux doigts de défaillir. Elle aurait donné cher pour être à l’autre bout du monde, n’importe où, mais loin d’ici, loin de se dénouement en suspens, loin de cette rencontre avec la mort. Il planait dans l’atmosphère un avant-goût de massacre. Avant que ne coule le sang coulait dans les veines de chacun le doux poison de la peur.

– Ne tire pas toutes tes munitions d’un coup, conseilla Rorrh. Attends qu’ils montent un peu. Il faut leur donner l’impression que nous avons les moyens de tous les cribler de flèches avant qu’ils ne nous atteignent. Ils vont prendre peur. S’ils étaient humains, ils fuiraient, puisqu’ils n’ont pas de bouclier. Mais ils n’ont rien d’humain. Ils vont se précipiter vers nous. Pour minimiser les dégâts.

– Et ensuite ?

La voix de Rorrh, calme, calculatrice, la rassurait un peu. Il y avait quelque chose de réconfortant dans ces pronostics militaires, sans doute hasardeux, sans doute prononcés dans le seul but de la réconforter, mais lancés d’une voix sure. Si Rorrh disait qu’ils survivraient, alors peut-être, peut-être bien, que la peur terrible qu’étreignait la poitrine d’Elliane se relâcherait un peu, au moins le temps de réagir, de faire quelque chose d’autre que de se laisser bêtement tuer. Mais elle était terrorisée.

– Ensuite, repris le guerrier, ils arriveront au contact. Comme ils courront le plus vite possible, ils arriveront en désordre, sans le moindre rythme. Les premiers seront les plus faciles à abattre. Je les massacrerais. Rapidement. Si un seul d’entre eux me met en difficulté, les autres arriveront en trop grand nombre pour que je ne puisse les contenir.

Il planta son regard dur dans ses yeux bleus.

– Alors il te faudra fuir.

Elle n’essaya même pas de protester. Tout ce qu’elle désirait, elle le sentait dans chacune des fibres de son corps, c’était fuir. Loin d’ici, loin de cette vie qui n’en était plus vraiment une. Elle se contenta de s’assoir près du guerrier.

L’après-midi passa au rythme de l’éternité. Chaque seconde s’étirait, s’allongeait, se déformait au gré de l’angoisse qui tiraillait leurs corps, de l’adrénaline qui inondait vainement leurs veines. Jamais le temps n’avait paru si long à Elliane. En contrebas pourtant, les soldats progressaient. Lentement. Lentement. Pas par pas. Sûrs de leur victoire, ils ne se pressaient pas. Et l’attente en devenait insupportable.

– Je vais devenir folle.

– Ils veulent mettre nos nerfs à vifs. Ils sont plus nombreux, ils savent que l’on doit être impressionnés, effrayés. Ils veulent nous vaincre avant même de dégainer leurs lames.

– Ils se débrouillent plutôt bien.

Rorrh lui coula un regard en coin, sondant ces deux perles bleutées. Il tendit soudain un bras qu’il enroula autour des épaules de la jeune femme. Surprise, elle n’osa pas bouger.

– Calme-toi.

Il resserra son emprise.

– Respire lentement. Chasse de ton esprit les heures à venir. Respire le vent, respire le soleil, respire le paysage, respire la vie. Ne songe plus à l’avenir. Tout se jouera plus tard. Pour l’instant, nous sommes juste deux vagabonds perdus sur un monde trop immense pour nos misérables corps. Ressent cette immensité qui nous entoure. Regarde. Là-haut, un aigle.

– C’est un vautour.

– C’est un aigle. Imagine que c’est un aigle. Qu’importe, il a des ailes. Il est le roi du monde, lui. Il vole, il est libre. Rien ne peut l’atteindre. Tu es cet aigle, à présent. Rien ne peut t’atteindre, parce que tout cela, toute cette vie, toute cette mort, n’a plus d’importance. Le monde n’a pas besoin de toi pour tourner. Regarde-le bien, Elliane. Rien ne peut l’atteindre.

– Je suis sûr que je peux l’avoir, d’ici.

Il croisa son regard et y décela un embryon de sourire. Il hocha la tête, satisfait. En retirant son bras, il lui tapota doucement l’épaule.

– Économise nos flèches, gamine.

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