Jusqu'au dernier souffle - cinquième partie

Publié le par bureaudesaberrations

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 Cinquième partie des aventures de Rorrh Croc-Puissant, avec un peu de retard. D'ailleurs le rythme de parution risque de ralentir un peu cette semaine, désolé pour ceux qui attendent la suite!

 

Bonne lecture.

 

Ils chevauchèrent tout le reste de la nuit aussi vite que leur poids le leur permettait. Si Rorrh ralentit sa monture dans la matinée qui suivit, ce n’était qu’afin d’éviter qu’elle ne s’écroule de fatigue.

Eux-mêmes étaient harassés. N’ayant pas fermé l’œil de la nuit, affamé, assoiffé, les membres raidis par leur course folle, l’esprit de Rorrh s’était fermé à toute sensation extérieure à leur fuite. Ses sens acérés balayaient la plaine qui les entourait, s’attardaient sur les zones d’ombres, fourrés bois, ses muscles tendus dans l’attente continuelle d’un affrontement qui ne venait pas. Elliane était dans un état bien pire encore. Traumatisée par la torture qu’elle venait de vivre, épuisée par ses souffrances, le corps sans cesse parcouru de vives douleurs, sombres souvenirs de ces dernières heures, elle succombait par à coup à sa fatigue, s’effondrant contre le dos du guerrier, plongeant dans les limbes d’un sommeil sans repos, duquel elle se réveillait brusquement, le regard fou, les lèvres ouvertes sur un cri muet, perdant ses moyens et son équilibre avec, se raccrochant de justesse à la taille de Rorrh, qu’elle serrait de ses bras de peur de tomber.

Lorsque le guerrier estima que le soleil devait avoir atteint son zénith –quoique personne n’aurait pu dire avec certitude à quel moment de la journée ils en étaient, l’astre ainsi noyé sous une mer de lourds nuages–, il s’autorisa enfin un courte pause, le temps de reposer un peu son cheval et de se dégourdir les jambes. Ils tirèrent de leurs sacs de vivres quelques tranches de jambon et des raisins secs, qu’ils avalèrent entre deux gorgées d’eau. Tous deux crevaient d’envie de se resservir, leurs estomacs contrariés leur intimant de dévorer d’un coup toute leur réserve de nourriture, mais Rorrh avait trop longtemps voyagé seul pour laisser sa faim parler avant la raison. Dans un milieu si hostile, si soudainement dénué de tout commerce, où la nourriture était devenue une rareté infiniment plus précieuse que l’or et l’argent, ils ne feraient pas long feu sans rationner leurs vivres.

Ils ne s’accordèrent pas même une heure de pause. D’après Elliane, les hommes du Seigneur Noir ne disposaient pas de montures, mais ils pouvaient tout à fait envoyer un message à une autre troupe en mouvement dans les environs par le biais d’un oiseau messager. Rorrh avait entendu dire qu’une nuée de corbeaux suivaient en toute occasion les armées du Seigneur Noir, naturellement attirés par les cadavres qu’ils laissaient derrière eux, et que ces monstres en avaient ainsi fait l’élevage, afin qu’ils leur servent de messager, tout comme les hommes utilisaient des faucons. Et au vu du nombre d’oiseaux noirs qu’il avait vu survoler les plaines ces dernières heures, cette rumeur prenait une dimension inquiétante. Mieux valait ne pas trainer dans le coin.

Rorrh avait d’abord envisagé de fuir vers le nord, afin de rallier les terres Dirmaniennes, franchir la frontière et se réfugier un temps du moins dans une ville barbare quelconque. Mais Elliane l’en avait dissuadé : et si ces créatures n’étaient autres que les armées du pays nordique ? La chose n’avait rien d’impossible. Mais quelle malédiction les chefs de guerre barbare avaient-ils lancés pour lever ainsi de telles armées, insensibles à la fatigue, impassibles devant les horreurs de la guerre, capables de combattre des semaines entières sans boire ni manger ? Rorrh avait du mal à admettre que ce peuple qui avait tant souffert de la guerre l’opposant à l’Armanie choisisse de reprendre les armes. Mais Elliane avait insisté : tant qu’ils ne connaissaient pas leurs ennemis, mieux valait éviter tout contact avec autrui. En outre, ils étaient trop légèrement équipés pour un voyage vers Dirmanie : le climat, là-bas, était infiniment plus rude que dans ces plaines aux abords de la frontière.

Il décida donc de repartir vers le sud-ouest, en direction de la capitale, l’Armante. Si une seule ville tenait encore debout dans tout le royaume, ce ne pouvait être que celle-ci, avait souligné Elliane.

Elle avait bien sûr raison. Pourtant Rorrh répugnait à écouter ses recommandations. Courir ainsi vers ce qui était sans doute un immense champ de bataille ne lui semblait pas une si bonne idée que cela : les troupes ennemis allaient se faire plus nombreuses, plus hargneuses, plus difficile à semer, mieux armées sans doute. Et quand bien même ils parviendraient à rejoindre la capitale, il faudrait encore se frayer un chemin entre deux armées en guerre. Si la guerre n’était pas déjà perdue.

Faute de meilleur plan, ils chevauchaient pourtant vers l’Armante, le cœur serré à la vue du paysage dévasté qui s’offrait à leurs yeux. Des moulins et fermes brulés, des amas de cadavres ci ou là, des volutes de fumées noire  qui barraient l’horizon de l’insigne de la guerre et des pillages. Et ce silence oppressant là où, quelques mois plus tôt, la vie débordait de toute part en une multitude de petits êtres, des insectes aux troupeaux de moutons paressant tranquillement non loin des fermes alentours. Quelques mois plus tôt seulement, qui paraissaient avoir durés une éternité.

Ils traversèrent ce paysage triste et amer toute la journée, abordant un trot léger afin de reposer autant que possible leur monture. Rorrh voulait pouvoir lancer la bête au galop s’ils faisaient une mauvaise rencontre.

Ils ne virent pas la nuit tomber, les nuages masquant le soleil leur donnant sans cesse l’illusion d’évoluer dans un monde fait d’ombres et d’obscurités. Cependant lorsque la température se mit à chuter, Rorrh décida qu’il était temps d’établir un campement pour la nuit. Il entraina son cheval en haut d’une colline surplombant plus ou moins les environs. De là, il pourrait observer les plaines désertes. Une troupe ennemie ne devrait pas être bien difficile à repérer sur un tel terrain.

Ils mangèrent en silence, leurs pensées tournées vers les dangers à venir et leur fuite en avant vers une mort certaine. Rorrh jouait négligemment avec une brindille qui trainait par là, plongé dans de sombres souvenirs, échos passés de ce présent ruiné. Ils mangèrent sans prononcer un mot. Depuis leur fuite de la petite ville frontalière, ils n’avaient ouvert la bouche que pour débattre de la marche à suivre. Parler était superflu. Il n’y avait qu’à survivre.

Rorrh prit le premier tour de garde, laissant Elliane dormir au moins quelques heures. Sans rien dire, il s’installa contre un arbre, un pommier dont tous les fruits avaient pourris, embrassant le paysage du regard. À la fois attentif au moindre mouvement, au moindre bruit, à la moindre odeur, mais l’esprit ailleurs, délaissant son corps et ses sens en alerte pour rejoindre le pays des songes.

Ses mauvais souvenirs le tinrent longtemps éveillé. Lorsqu’il alla enfin se coucher, ce ne fut que pour voir en rêve ce que sa mémoire n’était pas parvenue à oublier. Sa première expérience de la guerre, celle qui opposa les royaumes d’Armanie et de Dirmanie, hantait son sommeil.

 

Les cris des braves et des enragés, les hurlements de douleur et de mort, du sang partout, des mutilés partout, des yeux fous révulsés vers les cieux en quête d’un quelconque dieux impitoyable, le fracas de l’acier contre l’acier, le son écœurant de la chaire que l’on perce et transperce et dépèce. Des membres arrachés, des doigts tranchés, coups sectionnés. Des yeux arrachés dans de bestiaux corps-à-corps, toute notion de chevalerie, toute bravoure, toute gloire, toute cette fabuleuse gloire louée dans les chansons, oubliée. Il n’y avait plus que la mort, la mort et la rage de vivre, sur un champ de bataille sanglant, la terre abreuvée de cet infâme liquide poisseux et rougeâtre qui empestait et enserrait l’esprit dans un étau de violence.

Rorrh serrait son épée de toutes ses forces. Devant lui, loin devant lui, des têtes recouvertes de métal, des casques et des boucliers, des lames tendues vers le ciel. Les ravages de la bataille n’étaient pas encore arrivés jusqu’à lui. Il avait senti comme tout le monde le fracas des premières lignes s’entrechoquer : les armées barbares avaient percutées la ligne défensive des soldats d’Armanie, perforées le mur de lances et de boucliers. Rorrh avait dégainé son épée, la terreur et la rage ancrée au plus profond de lui. Mais l’attaque ennemie n’était pas allée jusqu’à lui. Les soldats de la Légion avaient repoussés les assaillants en une mêlée chaotique et semblaient à présent reprendre le dessus. Pour toute l’arrière-garde de l’armée Armanienne, ce n’était qu’une insupportable attente ponctuée des hurlements des blessés et des mourants et du vacarme de la bataille.

À gauche de Rorrh, un jeune soldat tremblait dans son armure. Il s’était déjà fait dessus depuis un moment. Rorrh sentait l’odeur de l’urine et de la sueur et du sang lui faire tourner la tête. Il se retenait à son épée, lame enfoncée dans le sol, pour ne pas tomber. Depuis le début des combats, c’était un pas en avant, un pas en arrière, la peur de se faire transpercer d’une flèche, pousser lors d’une bousculade lorsque les barbares se rapprochaient de son rang, les regarder avec un soulagement mêlé de frustration s’éloigner, repoussés par les lames Armaniennes. Il n’en pouvait plus.

Un hurlement sauvage, une nouvelle percée. Cette fois, les barbares fracassèrent les lignes Armanienne, semant chaos dans l’ordre instable des soldats. Les hommes qui tournaient le dos à Rorrh empoignèrent leurs armes. Haches et épées s’élancèrent, boucliers levés. Une nuée de flèches vinrent accompagner l’attaque ennemie. Devant Rorrh, les Armaniens tombaient comme des mouches, séparés les uns des autres par un bloc compact de barbares, les yeux fous, un rire sauvage aux lèvres, armés d’armes immenses, leurs corps à peine recouverts d’armures sommaires, la haine et la terreur qu’ils engendraient comme seule protection. Ils avaient transpercé les défenses Armaniennes par petits groupes de dix, quinze, s’extirpant du plus fort de la mêlée pour atteindre les lignes encore en attente, arrivant jusqu’au rang de Rorrh. Foudroyants, ils couraient et frappaient en même temps, bousculaient les soldats sur leur passage, ne ralentissaient même pas. Partout dans l’armée d’Armanie, ces petits groupes d’élite avaient forcés le passage, semant une pagaille catastrophique. À gauche de Rorrh, le jeune soldat lâcha son arme et bouscula les soldats dans son dos pour fuir. Des dizaines, des centaines l’imitèrent. Un instant, Rorrh pensa à faire de même.

Une lame grande comme sa jambe se propulsa vers lui. L’action gagna le pas sur la réflexion. Tout se brouilla. Ce n’était plus qu’esquives, fuites, parades, attaques, membres tranchés, chaires transpercées, tripes déversées, hurlements de douleur, de rage, chaos. Les soldats Armaniens reprirent enfin le dessus, se précipitant sur les groupes isolés de barbares au sein de leurs lignes. Des attaques kamikazes, destinées uniquement à semer la terreur et briser l’organisation Armanienne, tandis que tout l’enjeu de la bataille se jouait plus loin, au centre même du chaos, là où les deux armées se fracassaient l’une contre l’autre avec toute la folie dont elles étaient capables.

Rorrh avait été entrainé au sein même de la bataille. L’œil du cyclone. Partout autour de lui, des blessés qui appelaient à l’aide, des duels acharnés, des soldats désespérés face à des ennemis trop nombreux, des barbares fous de rage face à des Légionnaires trop bien armés. Quelle gloire dans toute cette folie ?

Rorrh se battait comme un lion pour fuir. Séparé du gros des troupes. Il devait partir, quitter cet univers impitoyable. Dans le ciel, les corbeaux tournoyaient, riaient déjà à l’idée du festin qui les attendaient.

Changement de décors.

Erriah. Le loup. Le grognement sourd. Les crocs, les deux longs crocs. La peur. Le choc, le poil sur sa peau, le sol contre son dos. Erriah.

Rorrh tomba. Tomba, tomba encore. Sa vie défilait devant lui, une vie sans gloire, une vie sanglante, une vie de lâche parfois, une vie d’homme en somme. Rorrh tomba, tomba, et sursauta, le corps poisseux de sueur, le regard fou, la respiration haletante.

Il mit un temps avant de reprendre ses esprits. Il regarda autour de lui. La nuit, l’herbe sous son corps, la couverture sale ramenée sur ses jambes, son armure de cuir qu’il n’avait pas osé enlever. Un peu plus loin, Elliane qui montait la garde. Le jour qui devait se lever, un faible rayon de soleil qui perçait les nuages. Sa respiration repris une allure normale.

Foutu rêves.

 

 

 

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A
Tu as pensé à publier un livre? Ton histoire, -si l'intrigue est bien ficelée- moi je l'acheterai sans aucune hésitation. Bonne continuation
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E
C'est dur d'entendre tous ses blessés qui appel a l'aide
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